Le jour de gloire d’Henri Fabre, père de l’hydravion

Henri Fabre, inventeur de l'hydravion, à bord du Canard.

Sur l’étang de Berre, le pilote phocéen à bord de son hydro-aéroplane.
© Collection ville de Biscarrosse – Musée de l’Hydraviation – Origine Fabre

À l’aube du XXe siècle, la naissance de l’aviation révolutionne le monde. À l’image du Lyonnais Antoine de Saint-Exupéry, auteur du Petit Prince, les pionniers du ciel écrivent l’histoire. Parmi eux, le Marseillais Henri Fabre, inventeur de l’hydravion, est roi. Rêvant de rejoindre les nuages dès son plus jeune âge, il se consacre, des années durant, à la fabrication de son propre aéronef, le Canard. Tel l’oiseau palmé, l’appareil à flotteurs évolue dans l’air et sur l’eau. Le 28 mars 1910, sur l’étang de Berre (Bouches du Rhône), le natif de la cité phocéenne réalise le premier vol à bord d’un hydro-aéroplane motorisé. Centenaire, l’existence d’Henri Fabre se lie à celle de l’aéronautique au fil du temps. Une vie comme un voyage au bout de l’azur, où les turbulences se mêlent aux rayons. En voici un tour d’horizon.

La montgolfière des frères Montgolfier à l’été 1783.
© Claude-Louis Desrais | BNF – Gallica

Des débuts de l’aéronautique aux premiers pas d’Henri Fabre

La Prise de hauteur

La fin du XVIIIe siècle, en France, rime avec Révolution. Mais pas seulement. C’est la fin d’un monde, mais aussi l’entrée dans un nouvel univers. Alors que sur terre, le clergé est mis à l’écart, le ciel devient accessible. L’homme voit en effet un de ses rêves les plus fous devenir réalité : il parvient enfin à voler. À bord d’une montgolfière. Un aérostat créé en 1782 par les frères Joseph-Michel et Jacques-Étienne Montgolfier. Qui effectue son premier vol l’année suivante, à Paris. Le fonctionnement ? En chauffant l’air à l’intérieur du ballon, celui-ci devient plus léger que l’air ambiant. Une force s’exerçant de bas en haut le propulse alors vers les cieux : c’est la poussée d’Archimède. En 1784, le mot aéronautique voit le jour. La navigation aérienne (littéralement) est effective ; elle a toute sa place dans le dictionnaire.

Le Poids de l’histoire

Progressivement, les limites de l’aérostation émergent. Devenir plus léger que l’air, c’est dépendre du vent. C’est ne pas pouvoir, une fois dans le ciel, orienter son vol. Pour Nadar, passionné de ballon libre et auteur, en 1858, du premier cliché aérien, il s’agit de franchir un cap. En fabriquant un aéronef plus lourd que l’air. À l’image de l’oiseau, cette admirable machine, selon les mots du photographe. Ce qui permet à un aérodyne de voler, c’est le mouvement. La vitesse de déplacement par rapport à l’air créant une portance aérodynamique. En 1863, Nadar et Gabriel de La Landelle fondent la « Société d’Encouragement pour la Locomotion Aérienne au Moyen d’Appareils Plus Lourds Que l’Air ». À leurs yeux, l’heure est venue de changer d’ère.

L’Albatros de Le Bris en 1868.
© Pépin fils | Wikimedia Commons

Un Ciel sans nuage

L’année suivante, La Landelle fait apparaître le mot aviation (du latin avis, qui signifie : oiseau) dans son livre Aviation ou navigation aérienne sans ballon. L’ouvrage relate les travaux de Jean-Marie Le Bris visant à construire un aéroplane. À l’origine, le pionnier breton est un armateur. Un navigateur parcourant les mers et les océans. C’est naturellement qu’il appelle son premier appareil : barque ailée. Un planeur inspiré d’un gigantesque oiseau marin, dont l’envergure peut s’étendre à 3,40 m : l’albatros. En 1859, Baudelaire avait consacré un poème au roi de l’azur. Comme un appel à quitter terre. Fuir l’espace des hommes et de la pesanteur. Là où le poids de l’attraction se fait sentir. Là où être plus lourd que l’air empêche de se mouvoir librement. Et où le manque d’altitude aliène. Il y a l’impératif de voler quand on est pourvu d’ailes. Pour l’aviateur, comme pour le poète ou l’albatros, la vie est ailleurs.

Les Ailes du désir

La quête d’ailleurs a un prix : on peut y perdre des plumes, et jusqu’à rendre l’âme. Les pionniers de l’air s’avèrent de véritables aventuriers, testant eux-mêmes des engins qu’ils ont bâti de leurs mains. Parmi eux, Otto Lilienthal demeure une icône. Ses recherches foisonnantes (sous formes d’ouvrages) ainsi que ses vols accomplis entre 1891 et 1896 révolutionnent l’aéronautique. Ce qui intéresse l’Allemand en particulier, c’est le pilotage aérien. Il en devient l’inventeur. Délaissant le moteur, il oriente ses travaux vers la fabrication d’un planeur : un deltaplane, dont le décollage et l’atterrissage se font à pied. La surface portante de l’appareil peut atteindre 20 m. Muni d’ailes gigantesques, Lilienthal se transforme en homme-oiseau, à l’instar d’Icare. Une fois dans les airs, c’est en déplaçant son corps qu’il dirige le vol. Se lançant du haut du Fliegeberg, une colline près de Berlin, il réalise plus de 1000 sauts. Jusqu’à une chute mortelle qui met fin à ses découvertes.

Otto Lilienthal s’apprêtant à voler, en 1894.
© Ottomar Anschütz | Lilienthal Museum

La France qui s’élève tôt

Charles-Alphonse Pénaud traverse l’histoire de l’aviation tel un météore. Son passage est aussi bref qu’éclatant. À Paris, il réussit à faire voler des modèles réduits d’avions et d’hélicoptères. Entraînés par un moteur à caoutchouc qu’il a lui-même développé. En 1876, il dépose le brevet d’un aéroplane utilisant un plan d’eau comme base d’envol. Il s’agit là du premier modèle d’hydravion. Or le Parisien échoue à trouver le financement nécessaire à la construction de l’appareil. Ne parvenant pas à faire adhérer ses contemporains à son projet. En proie au désespoir, il se suicide à seulement 30 ans.

Clément Ader est l’inventeur du mot avion, en 1890. Terme employé pour désigner un de ses aéronefs, l’Éole, inspiré de la chauve-souris. Un engin motorisé. À son bord, il réussit à décoller. Mais pas suffisamment haut : seulement une vingtaine de centimètres au-dessus du sol. L’essai, qu’il effectue en octobre 1890 à Gretz-Armainvilliers, près de Paris, n’est pas homologué en tant que vol.

Le plus lourd que l’air prend également place dans la littérature de l’époque, à travers les romans Robur le Conquérant (1886) et Maître du monde (1904) de Jules Verne.

Le jour se lève sur l’étang de Berre.
© Two Black Cameras

Des Sardines et des ailes

100 ans après l’avènement de la montgolfière, Henri Fabre naît à Marseille, en 1882. Il est issu de la riche famille d’armateurs Cyprien-Fabre, dont les navires s’aventuraient jusqu’aux Indes. Sa vocation lui apparaît alors qu’il n’a que trois ans et demie. Lorsque son père lui offre, sous forme de jouet, un hélicoptère miniature. L’enfant y voit une hirondelle, égarée, virevoltant dans le salon. L’émerveillement est immédiat ; la fascination, profonde. Son désir de voler vient d’éclore. Et ne le quittera plus. Le minot a l’âme d’un explorateur, en quête perpétuelle de découvertes. À ses yeux, le jeu devient vite matière à expérimentation. Le monde vers lequel il oriente son esprit est double : l’espace aérien se mêle à l’univers marin. Loin de s’opposer, les deux se complètent et s’alimentent l’un l’autre.

Droit au but

À dix ans, avec son ami Gustave Gravier, il joue aux ricochets sur la plage du Prado. Plus tard, il fait naviguer des maquettes de voilier dans un bassin à Luminy (un quartier de la cité phocéenne). Et pratique le cerf-volant sur les hauteurs de Grenoble, dont sa mère est originaire. À 14 ans, il lance un planeur modèle réduit depuis une falaise à Saint-Hilaire-du-Touvet (Isère). Il note scrupuleusement les résultats de ces expériences, pour mieux en étudier les phénomènes physiques. Le reste du temps, il observe et analyse les oiseaux (les rapaces en particulier), les bateaux sur le port de Marseille ou les nouveaux moteurs automobiles. Et lit les publications des pionniers du ciel. Parmi elles : Le vol de l’oiseau comme fondement de l’art du vol, d’Otto Lilienthal. Mais aussi L’empire de l’air : essais d’ornithologie appliqué à l’aviation de Louis Mouillard, qui s’intéresse aux vautours. Son père le met en garde : la carrière d’inventeur n’est pas sans difficulté, ni risque. La réponse de l’enfant fuse, tranchante et limpide : « Je veux voler et j’y arriverai. »

Henri Fabre à bord de la Reine Blanche.
© Collection ville de Biscarrosse – Musée de l’Hydraviation – Origine Fabre

Les années de formation du pionnier marseillais à l’heure où l’aviation décolle

Un Air de famille

Qui a dit que l’histoire se répétait ? En 1874, de l’autre côté de l’Atlantique, le pasteur Milton Wright offre à son fils Wilbur, alors âgé de 7 ans, un jouet capable de monter dans les airs : le petit hélicoptère créé par Pénaud. L’enfant est hypnotisé. Le rêve fou de parvenir lui-même à voler l’envahit. Et s’empare rapidement de son frère Orville. Près de trente ans plus tard, entre 1900 et 1902, les frères Wright effectuent, aux États-Unis, de nombreux vols sur planeur. Améliorant leur appareil au fil des expérimentations. Bientôt, ils décident d’y intégrer un moteur. Celui-ci, en aluminium, pèse 109 kg : c’est alors le plus léger au monde. Pourvu de deux ailes portantes superposées, l’avion, baptisé Flyer, est un biplan. Le 17 décembre 1903, ils réalisent de nouveaux essais sur une plage de Caroline du Nord, à Kitty Hawk. Sans roue, l’aéroplane opère sa course sur des rails posés sur le sable. Puis s’élève à 3 m de hauteur, parcourant 37 m en 12 s. La mission est accomplie ; l’exploit, légendaire. C’est la première fois qu’à bord d’un plus lourd que l’air décollant par ses propres moyens, l’homme réussit à voler.

Le vol historique du Wright Flyer marque la naissance de l’aviation.
© John T. Daniels | Wikimedia Commons 

Une Pluie de records

Durant la Belle Époque, le ciel français devient le théâtre d’innombrables prouesses. Gabriel Voisin s’oriente vers la construction d’un appareil évoluant sur l’eau : un hydro-planeur. Par peur de s’écraser, en cas de chute, sur la terre ferme. Pour prendre son envol, l’aéronef, dépourvu de moteur, est remorqué par un bateau. Le 6 juin 1905, Voisin plane au-dessus de la Seine, à Boulogne-Billancourt, sur 600 m et à 20 m d’altitude.

Le Brésilien Alberto Santos-Dumont est d’abord un expert des plus légers que l’air. Dès 1898, il fabrique et pilote nombre de ballons et dirigeables. Surtout, le 23 octobre 1906, à Bagatelle (près de Paris), il réalise, dans son 14-bis, le premier vol public, en Europe, d’un avion motorisé.

Henri Farman tutoie lui aussi les sommets. Le 13 janvier 1908, à Issy-les-Moulineaux, il parcourt pour la première fois 1 km, en 1 min 28 s, à bord du Farman I. Deux mois après, il prend place dans l’avion que dirige Léon Delagrange : ainsi voit le jour le vol avec passager. Au mois d’octobre, aux commandes de son biplan Voisin, il donne naissance au voyage aérien, reliant le village de Bouy à la ville de Reims. Couvrant 27 km, il demeure 20 min dans les airs.

Peu avant d’obtenir le premier brevet de pilote décerné par l’Aéro-Club de France, Louis Blériot marque l’histoire. Le 25 juillet 1909, à bord du Blériot XI, il rend effective la traversée de la Manche aérienne. Ému et au crépuscule de sa vie, Nadar adresse un télégramme reconnaissant à l’aviateur. Le plus lourd que l’air règne désormais en maître absolu et incontesté du domaine céleste.

Louis Blériot et Henri Farman lors d’un concours d’hydro-aéroplanes à Monaco en 1912.
© Agence de presse Meurisse | BNF – Gallica

Un Pari capital

Les yeux dans les cieux, Henri Fabre conclut un pacte avec son père. Ce dernier en fait la promesse : il aidera financièrement son fils à créer son propre aéroplane, à la condition qu’il achève, avec succès, ses études. De 1900 à 1903, le jeune homme intègre la Faculté des Sciences de Marseille. En parallèle, il invente et construit des prototypes, tel un quadricycle électrique. Admis à Supélec, il monte ensuite à Paris. Durant son séjour dans la capitale, il côtoie nombre de pionniers de l’aviation, parmi lesquels les frères Voisin, Louis Breguet et Louis Blériot. Ces rencontres décuplent son envie de voler. En 1906, comme convenu, il obtient son diplôme d’ingénieur en construction navale. En proie au doute, le père s’adresse alors directement au directeur de l’école parisienne. Il veut savoir si oui ou non, l’aéronautique représente l’avenir. La réponse est affirmative. Conformément à son engagement, il offre au fils 100 000 francs. Celui-ci peut désormais se consacrer corps et âme à la réalisation de son rêve.

La Dynamique des fluides

À l’instar de Voisin, Henri Fabre estime qu’en cas de chute, il est moins dangereux de tomber dans l’eau. En parallèle, la passion qui anime le fils d’armateurs s’avère multiple ; la mer le fascine tout autant que le ciel. C’est donc naturellement qu’il choisit de construire un bateau volant. En d’autres termes : un hydravion. Qu’on appelle encore, alors (et jusqu’en 1913), hydro-aéroplane. Il n’est plus question ici d’atterrir, mais d’amerrir. Pas plus que de décoller, mais de déjauger. Terme initialement réservé à la navigation, le déjaugeage correspond au phénomène selon lequel, à partir d’une certaine vitesse, un bateau cesse de s’enfoncer, jusqu’à s’élever sur la surface. Dans le cadre de l’aviation maritime, il correspond donc à la phase d’envol. Ce moment, suspendu, où la glisse aquatique se mue en glisse aérienne. Planer sur l’eau pour mieux monter dans l’air : voilà l’objectif auquel va désormais se consacrer le Marseillais.

L’Essor, un imposant remorqueur.
© Collection ville de Biscarrosse – Musée de l’Hydraviation – Origine Fabre

L’étang de travail

En 1906, quittant Paris pour Martigues, Henri Fabre installe son atelier à proximité de l’étang de Berre. Un plan d’eau de 15 500 ha. L’endroit est idéalement adapté à son projet. L’ingénieur étudie alors sans relâche l’aérodynamique et l’hydrodynamique. S’intéressant en particulier aux travaux de l’Italien Enrico Forlanini, pionnier de l’hydroptère et de l’hydroplane. En parallèle, il acquiert l’Essor, un remorqueur à vapeur de 200 ch sur lequel il effectue d’innombrables recherches et expérimentations. Le transformant en authentique laboratoire flottant. Il engage le mécanicien Marius Burdin, ancien collaborateur du capitaine Ferdinand Ferber, féru de planeurs. Mais aussi l’architecte naval Léon Sebille, en tant que dessinateur. La fabrication de l’hydro-aéroplane s’étend jusqu’à 1910. Malgré les turbulences, le Marseillais ne cesse jamais d’y croire. De cette période d’intense labeur, il garde un tendre souvenir : « J’ai apprécié cette vie au milieu des pêcheurs de Martigues et des cultivateurs de La Mède, dans le cadre si poétique de l’étang de Berre ». Au bout de quatre années, une lueur apparaît. L’appareil semble enfin prêt. Suffisamment pour organiser les essais d’un premier vol public, prévus au printemps 1910.

L’étang de Berre, mer d’inspiration.
© Two Black Cameras

Sur l’étang de Berre, le vol historique d’Henri Fabre, inventeur de l’hydravion

Le Bec plus ultra

Les travaux s’orientent d’abord vers un trimoteur, construit en 1908. Trop lourd, il se révèle incapable d’atteindre la vitesse nécessaire au déjaugeage. Le projet est abandonné. La structure du nouvel aéroplane s’avère commune à la plupart des avions de l’époque, tel le Wright Flyer. S’inspirant de la voiture, dont l’orientation des roues de devant détermine la direction. Elle est ainsi composée d’un plan Canard : une surface portante placée à l’avant du fuselage (plus petite que l’aile principale, située à l’arrière). Qui constitue le gouvernail permettant de diriger l’appareil. À l’image exacte de l’oiseau, qui oriente son vol à l’aide de son bec aplati. Ne pouvant utiliser, contrairement aux autres volatiles, ses rectrices (plumes de la queue) : les siennes sont insuffisamment grandes.

L’hydro-aéroplane au repos.
© Collection ville de Biscarrosse – Musée de l’Hydraviation – Origine Fabre

Le Canard déchaîné

En outre, l’oiseau aquatique est capable de voler mais aussi de nager, à l’aide de ses pattes palmées. Ainsi, le terme de Canard convient parfaitement à l’aéronef créé par Henri Fabre : un hydravion. Non pas à coque, mais à flotteurs. Des flotteurs convexes à fond plat, au nombre de trois (un à l’avant, deux à l’arrière), qui maintiennent hors de l’eau le corps de l’appareil. Le fuselage s’avère minimaliste : en réalité une simple poutre que chevauche le pilote. Dessiné par Léon Sebille, l’engin, 14 m d’envergure pour 8,5 m de long, pèse 475 kg. Il est propulsé par une hélice de 2,60 m, entraînée par un moteur rotatif Gnome Omega de 50 ch situé à l’arrière. Ce dernier, construit par les frères Seguin, se montre en mesure d’atteindre 55 km/h. L’envol se précise.

Vertige de l’amour

Au fil du temps, le monde change de visage. Le 28 février 1909, aux États-Unis, voit éclore la Journée nationale de la femme ; la célébration s’étend à la planète dès 1911. À l’image de la terre, le ciel, progressivement, s’ouvre aux dames. Le 8 mars 1910, Élisa Deroche s’avère la première d’entre elles à obtenir son brevet de pilote, délivré par l’Aéro-Club de France. Le premier vol féminin en solo ayant été réalisé par Thérèse Peltier en septembre 1908. En 1909, alors qu’il achève la construction de son hydravion, Henri Fabre voit son horizon s’élargir. Le fils d’armateurs rencontre celle qui deviendra, l’année suivante, son épouse. Il s’agit de Germaine de Montgolfier. Vous l’aurez deviné : elle est parente des frères Montgolfier, inventeurs de la montgolfière en 1782. C’est la descendante des créateurs de l’aéronautique. Lui, le fils de l’eau, se lie ainsi à la fille de l’air.

Le port des Heures Claires à Istres.
© Two Black Cameras

Il était une foi(s)

28 mars 1910. Le jour J est arrivé. Les essais se déroulent face au village de La Mède, sur l’étang de Berre. Qui constitue une remarquable hydrobase naturelle. Il est souvent calme en début de journée, et sa salinité offre une excellente flottabilité. Un plan d’eau immense, aux dimensions de l’évènement. Lorsqu’on place l’hydravion en son centre, la ligne de déjaugeage s’étend à 12 km de chaque côté. Ce matin-là, les conditions sont idéales. Le silence règne sur un étang dont la surface demeure parfaitement plate. Sur la rive, l’ambiance s’avère tout autre. Le public s’est déplacé nombreux. Parmi les spectateurs on trouve l’aviateur Louis Paulhan. Mais aussi le prêtre de Martigues, venu donner sa bénédiction au Canard. Pour que le ciel s’ouvre à son inventeur. Ce dernier prend place à bord de l’aéronef. Il allume le moteur. L’engin commence sa course. Une course sur l’eau qui, bientôt, se poursuit dans les airs. L’hydravion a décollé. Avec lui, Henri Fabre s’envole… pour la première fois de sa vie. Un baptême de l’air, en vérité, double : puisqu’il n’a encore jamais volé, il n’a donc jamais piloté ! La découverte est totale ; le saut dans l’inconnu, absolu.

Petite et grande histoires

L’appareil est conçu pour être automatiquement stable, sans qu’il ne soit nécessaire d’intervenir dans les commandes. Et ça fonctionne : le vol se montre parfaitement maîtrisé. Au total, le Canard parcourt 800 m, se maintenant à 5 m d’altitude. Avant de redescendre, pour s’y poser, à la surface. L’essai est transformé. Sur l’étang de Berre, l’hydraviation vient de naître. À seulement 27 ans, le Marseillais signe là un exploit retentissant. Y compris sur le plan stratégique : en matière de technologie aéronautique, la France s’empare alors de la première place mondiale. L’histoire, pourtant, aurait pu ne pas s’écrire. Car Henri Fabre n’avait pas conscience de la portée de sa performance. Ce n’est pas lui mais son ami Laurent Seguin, le constructeur du moteur Gnome Omega, qui convoque un huissier. Me Honoré Raphel homologue donc le vol.

Objectif atteint : l’hydravion a rejoint les airs.
© Robert Desmons | BNF – Gallica

Nulle part ailleurs

D’autres essais sont réussis durant la matinée. Le lendemain de cette grande première, le natif de la cité phocéenne améliore la marque. Le Canard s’envole de La Mède avant d’amerrir sur le port de Martigues, parcourant 6 km. Le succès est total pour « le premier des aéroplanes marins », comme l’appelle son inventeur. Qui ajoute : « J’étais en l’air parfaitement stable, glissant sur cette mer d’huile ou bourdonnant à quelques mètres au-dessus d’elle dans l’atmosphère endormie, l’impression était la même… » Henri Fabre en fait l’expérience : transport maritime et navigation aérienne, en réalité, ne font qu’un. Voler sur l’eau correspond à flotter dans l’air : au bout du conte, il s’agit de s’affranchir de la pesanteur. De quitter terre. Égal au marin, l’aviateur est un aventurier. Un explorateur guidé par la soif d’inconnu et la quête d’infini. Cet infini double où se confondent, à l’horizon, le ciel et la mer.

Sur l’étang de Berre, les vagues répondent aux nuages.
© Two Black Cameras

Les destins liés du précurseur phocéen et de l’hydraviation au fil des décennies

La Chute des prix

En mai 1910, Henri Fabre effectue un nouveau vol, au cours duquel il monte trop haut : à 40 m d’altitude. Lorsqu’il redescend, le Canard, trop rapide, se brise au contact de l’eau. Il est sérieusement endommagé. Pas découragé, le Marseillais poursuit ses travaux en vue de l’améliorer. En octobre 1910, il rencontre Glen Curtiss au Salon de l’Aéronautique, à Paris. Le 26 janvier 1911, à San Diego, le pilote américain réussit son premier vol à bord d’un hydro-aéroplane. Également constructeur, Curtiss entame une collaboration fructueuse avec l’US Navy, développant l’hydraviation outre-Atlantique. En France, le natif de la cité phocéenne s’associe à l’ingénieur Raoul Badin, inventeur d’un instrument permettant de mesurer la vitesse d’un avion. À cette occasion, son père lui donne à nouveau de l’argent. Il peut alors fabriquer six appareils. Mais ne parvient à en vendre qu’un. L’acheteur ? Badin lui-même. Lorsque celui-ci tente de décoller, sur un lac encombré de bateaux, l’hydravion percute une barque. Et se casse, avant même d’avoir pu s’envoler. Un nouvel essai a lieu à Monaco, en avril 1911, à l’occasion du prestigieux Concours de Canots Automobiles. Cette fois, le pilotage est confié à Jean Bécue. Qui commet une erreur d’appréciation, fracassant l’engin contre les rochers. Henri Fabre supporte mal ces crashs successifs et les pertes matérielles et financières liées. L’accident monégasque constitue même, à ses yeux, un point de non-retour.

L’aviateur marseillais en tenue de ville en 1911.
© Wikimedia Commons

Les Pieds sur terre

Il cesse alors de construire des hydro-aéroplanes qu’il estime à la fois trop coûteux et trop fragiles. Les seuls concours ne lui permettent pas d’amortir ses frais. Dirigeant les Chantiers d’Aviation Fabre, à Marseille, il se lance dans la production de flotteurs. Qui équipent nombre d’appareils de course français de l’époque. Parmi ses clients : Esnault-Pelterie, les frères Breguet et Gabriel Voisin. De 1914 à 1918, il collabore avec la Marine nationale à qui il livre des aéronefs Alphonse Tellier. Qui servent aux bombardements, mais aussi au repérage des sous-marins. Les commandes cessent à la fin du conflit. Faute de moyens, le Phocéen s’éloigne de l’univers de l’aéronautique. Et oriente son activité vers la fabrication de meubles. Après avoir, dans le ciel, écrit l’histoire, le pionnier retourne sur terre. Un monde où le père de l’hydravion est désormais père de famille. Sa femme et lui n’auront pas moins de huit enfants.

Essor et déclin de l’empire hydro-aérien

Passée la Première Guerre Mondiale, l’hydravion poursuit sa croissance. On l’exploite pour le transport du courrier. Flexible, il offre la possibilité de partir à la découverte du globe. L’explorateur norvégien Roald Amundsen réalise ainsi des expéditions au pôle Nord en 1925. Bientôt, il permet le transport de passagers. Les vols commerciaux internationaux apparaissent. Il devient apte à survoler les océans. En 1939, le Boeing 314 Clipper relie New York à l’étang de Berre, où se situe le port aérien de Marseille-Marignane. L’hydravion est alors au zénith. Il fait partie de l’arsenal des principaux acteurs de la Seconde Guerre Mondiale. Effectuant principalement des missions de repérage dans les zones de combat maritimes et côtières. Après 1945, le développement de l’aviation terrestre s’accélère. Les grands aéroports se généralisent. En parallèle et au fil du temps, l’hydraviation voit son horizon se réduire drastiquement. Se limitant progressivement à des lieux ou des activités en lien direct avec l’eau. Tel le bombardier d’eau, utilisé dans la lutte contre les incendies.

L’Akoya, bijou technologique du XXIe siècle.
© LISA Airplanes

La France au défi du futur

L’Hexagone continue d’éclairer la sphère, aujourd’hui restreinte, de l’hydravion. Conçu par LISA Airplanes à Chambéry, l’Akoya détonne par sa polyvalence : cet aéronef léger biplace est capable de décoller comme d’atterrir à la fois sur la terre, sur l’eau et la neige ! En réponse aux enjeux climatiques présents et à venir, l’entreprise savoyarde élabore, en 2011, une version expérimentale décarbonée : le H-Bird. En parallèle, le vol tout électrique se développe dans l’aviation terrestre. Exceller dans l’innovation aérienne ne protège pourtant pas des déboires financiers. En liquidation judiciaire, LISA Airplanes voit aujourd’hui ses propres brevets lui échapper.

La Mémoire vive

Henri Fabre, inventeur de l’hydravion, est fait Chevalier de la Légion d’Honneur en 1923. Quatre ans plus tard, il entre à l’Académie des Sciences, Lettres & Beaux Arts de Marseille. Près de l’étang de Berre sont bientôt érigés deux monuments. Le premier en 1935, dans le village de La Mède. Il s’agit d’une colonne en haut de laquelle trône un canard volant, dédiée à l’exploit du 28 mars 1910. Le second en 1965, à Martigues, dont le Marseillais est citoyen d’honneur. La stèle fait face au plan d’eau où, en conclusion du vol effectué le lendemain, l’hydro-aéroplane a amerri. Dans les années 60, l’aviateur est également adoubé par les pionniers de l’espace soviétiques Youri Gagarine et Alexeï Leonov. En 1975, il voyage à bord du Concorde pour se rendre au National Air and Space Museum de Washington. À côté des capsules Apollo, une réplique du Canard y est exposée. Deux exemplaires de l’aéronef demeurent en France : un au Musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, l’autre à l’aéroport de Marseille-Marignane (l’appareil sera transféré en 2018 au Musée de l’Aviation de Saint-Victoret). À la fois acteur et spectateur de l’histoire de l’aéronautique du XXe siècle, Henri Fabre s’éteint en 1984 à Touvet (Isère), à plus de cent ans. Son existence nous dit la nécessité de garder la tête dans les nuages. Car c’est en restant fidèle à ses rêves que l’on peut transformer le réel. Rendant possible l’impossible. Tout devient permis à qui est libre comme l’air.

Le père de l’hydravion prend place à bord du Canard.
© Collection ville de Biscarrosse – Musée de l’Hydraviation – Origine Fabre

De Berre à Biscarrosse

Le Musée de l’Hydraviation de Biscarrosse (Landes) rend naturellement hommage à celui qui en fut le précurseur. On y trouve notamment la maquette du trimoteur créé en 1908. Biscarrosse offre également l’opportunité de se mettre dans la peau du pionnier marseillais, plus d’un siècle après son vol légendaire. La ville dispose en effet d’un lac constituant une des dernières hydrobases de France. D’où il est possible d’effectuer son baptême d’hydravion ! Une promesse singulière mais solide : celle de parvenir à toucher, depuis l’eau, le ciel.

 

Remerciements

Musée de l’Hydraviation de Biscarrosse | Office de Tourisme d’Istres

Sources

Ministère des Armées | ProvenceTV | Mairie de Martigues